Hypnos et Thanatos
Obscénité et Objectivité
Vers un autre « regard amical »


Stéphanie Katz, Décembre 2008

1- De la mort à l’image et de l’image à la mort

Frère jumeau de Thanatos, dieu de la mort, Hypnos est, dans la mythologie grecque, le dieu du sommeil capable d’endormir tant les hommes que les dieux.
A travers les siècles, les Grecs nous mettent en garde : il existe un lien intrinsèque, lien de nature, entre le phénomène d’immobilité psychique, de paralysie réflexive qui caractérise la fascination hypnotique, et la menace de mort.

Parmi les multiples récits originaires qui fondent la nature ontologique de l’image, il en est un qui tisse précisément ce lien entre mort et fascination du visible, en l’éclairant par le sentiment du manque induit par l’état du deuil

- Définition de l’imago

Dans l’Égypte Ancienne, à l’occasion d’un deuil, une statuette du défunt, une imago, était fabriquée en terre. Dans un projet de ressemblance, l’objet était élaboré par des professionnels capables de restaurer sur un mode mimétique le visage de celui qui, venant juste de quitter les vivants, induisait un sentiment de manque chez ceux qui éprouvaient la douleur du deuil. L’imago avait pour mission d’accompagner la douleur du vivant, en lui proposant un substitut visuel fascinant capable de combler pour un temps le sentiment de perte. À la date anniversaire du décès, la statuette était sortie du placard noir où elle demeurait le reste de l’année, afin que lui soit consacré un rituel du souvenir. Ceci jusqu’à ce que la détérioration de la statuette marque la fin du deuil.

- De la fascination à la médiation

Dans l’entre-temps qui sépare le début du deuil, de son achèvement, l’endeuillé aura travaillé avec l’image selon un processus évolutif. En effet, alors que l’imago impose au départ son efficacité pour calmer la douleur, elle se révèle rapidement insatisfaisante, frustrante, et creuse. Son pouvoir de fascination est mis à l’épreuve de sa désincarnation, et le malheureux s’aperçoit rapidement que l’imago inerte manque trop de chair pour véritablement combler le manque induit par l’état du deuil.
S’en suit une nouvelle aventure passionnante dans notre relation aux images. Le malheureux va pouvoir s’autoriser à adjoindre à l’imago divers éléments intimes (mèches de cheveux, fragments de vêtements, objets mémoriels divers), qui lui permettront d’échapper à la carence du seul visible, et l’inviteront à solliciter son imaginaire pour renouer avec sa mémoire affective de la personne perdue. Ce faisant, au fil de ce processus qui fait voyager l’image, depuis son projet de copie et de dédoublement du monde, vers la dimension irreprésentable du manque, le malheureux aura parcouru l’intégralité du spectre des typologies de l’image.
De l’imago mimétique, à l’objet réinvesti et réapproprié, nous sommes passés de la fascination à la médiation vers le hors-figure. Le danger tient au refus d’opérer ce voyage de traversée du deuil (traversée du territoire de Thanatos), et dans l’immobilisation régressive face à la seule fascination de la puissance mimétique de l’image.
L’hypothèse de cette immobilité mélancolique menace sans cesse l’humanité d’un enfermement dans un état somnambulique, celui d’un sommeil archaïque et profond, qui empêche l’élaboration du rêve, et le travail psychique.
Si bien qu’une exigence s’impose : comment élaborer des dispositifs qui stimulent le processus de traversée du deuil et dépassent l’effet sidérant de l’image clonique .
1- Voir à ce sujet les travaux de Anne-Marie Christin : « L’image écrite ou la déraison graphique », Flammarion 95
2- L’image clonique correspond au projet d’une image qui, relevant de la catégorie du double et insistant sur sa capacité à se substituer au réel, est porteuse d’une puissance de fascination. Elle répond à la demande régressive des regards qui sont tenus par l’attente d’un soulagement, regards enfermés dans la douleur de la perte de contrôle sur le réel et le temps. Plus le monde s’accélère, plus cet état d’anxiété se répand dans la communauté des regards, qui s’affole de ne plus maîtriser la diversité proliférante du visible. Toutefois, le revers de cette « excitation boulimique » régressive induite par l’image clonique, réside dans le sacrifice auquel elle est immanquablement destinée. S’en suit une relation sulfureuse à une telle typologie de l’image, qui est tant recherchée que crainte par les divers pouvoirs.

- Que vient nous apprendre cette pratique originaire ?

Si Hypnos et Thanatos sont frères jumeaux, c’est bien parce qu’ils sont à eux deux les artisans d’une même entreprise : celle qui gère le sentiment de manque qui tisse la nature humaine. Ce lien archaïque à l’imago confirme qu’il existe un lien intrinsèque entre la fonction des images et notre dépassement de la douleur du deuil. Mais plus encore, que les images qui parviennent à remplir cette fonction s’inscrivent d’abord dans un projet de ressemblance hypnotique.
Plus encore, par-delà la question de la perte d’un être cher, le deuil recouvre surtout un processus quotidiennement traversé par chacun dans son rapport au temps. Pas une seconde ne passe sans nous rappeler ce flux du vif vers la mort. Chaque minute vécue est une minute perdue, peut-être morte.
Ce sentiment de perte radicale explique notre gourmandise, quasi-addictive, pour ces images, un temps apaisantes, qui comblent le vide créé par notre quotidien sentiment de perte. Mais comme elles se révèlent rapidement insatisfaisantes, elles sont incessamment abandonnées puis remplacées par de nouvelles.
Le temps, nécessaire à la maturation du deuil vers des images incertaines, réinvesties et singularisées, est ainsi le plus souvent court-circuité, car porteur des facultés d’autonomisation et d’indépendance du désir.
À l’inverse, la consommation infinie d’images cloniques infiniment renouvelées, permet d’alimenter la mise au pas des désirs de la communauté, en la rabattant à son statut de masse impulsive, adaptée à la grande machine de la production/consommation.

2-La relation moderne aux images.


- Le double pôle du visible.

Dans l’ensemble, nous pouvons considérer que l’aventure moderne des regards s’articule autour de ce double pôle du visible :
1-L’usage par les pouvoirs médiatisés d’une imagerie qui excite la posture mélancolique régressive, toujours sacrifiée et renouvelée au profit d’une fascination stérilisante.
2-La responsabilité des professionnels du visible (artistes, photo-reporters, journalistes, cinéastes…) qui optent soit pour une imagerie aliénante, soit pour image maturante .

Depuis Les horreurs de la guerre de Goya, jusqu’à La mort de Maximilien de Manet, en passant par Le massacre de Scio de Delacroix ou Le radeau de la méduse de Géricault, tout un pan de l’aventure de la peinture s’est consacrée à l’investissement imaginaire du témoignage historique.
Avec la naissance de la photographie, la dimension indicielle de la technique argentique a inauguré l’ère d’une photographie mieux à même de témoigner pour l’histoire. Ce qui s’imprimait sur le support sensible de la pellicule avait « eu lieu », par-delà l’hypothèse des trucages.
C’est dans cet esprit que le corpus des photographies réalisées à l’ouverture des camps d’extermination nazis a confronté la communauté moderne des regards à un traumatisme inédit. Depuis, si la photographie continue à confirmer son statut de témoin, elle invalide simultanément cette aptitude en prouvant qu’elle stérilise les regards par un effet sidérant de fascination par l’horreur.
On peut considérer aujourd’hui que ce double mouvement intrinsèque à l’image est géré, avec des bonheurs divers, par les professionnels du visible qui usent tantôt du pouvoir de fascination de leur médium, tantôt injectent dans la communauté des objets de maturation visuelle.

Recherchée parce qu’elle est capable d’hypnotiser les désirs. Crainte, parce que frustrante, elle est toujours brisée puis remplacée. Elle est l’agent des ambivalences de l’hypnose.
L’image maturante, par distinction de l’image clonique, insiste sur son incapacité à remplacer le réel, sur son incertitude et son imprécision. Abandonnant le projet de dédoublement, elle opte pour sa dimension suggestive qui désigne un au-delà de la figure et du cadre. Ce faisant, c’est une image par nature frustrante, peu attractive, qui exige du spectateur une appropriation singulière et intime. Ce type d’image ne fonctionne qu’en relation avec son public, à partir du moment où celui-ci décide consciemment de passer du consommateur passif du visible, au regardeur actif de l’image. Ce faisant, l’image maturante, pour autant qu’elle soit prise en charge par un public, constitue la communauté des regards par un travail d’élaboration collective qui créée du lien. L’image maturante travaille contre la puissance hypnotique du visible.
- Une relation contemporaine aux images, entre obscénité et objectivité.

Nous posons la distinction entre Obscénité et Objectivité.
L’obscène porte le spectateur sur la scène représentée, dans laquelle il est introduit et devient alors acteur à son insu du scénario qui lui est imposé. Le dispositif de l’obscénité s’apparente à celui de la perversion, dans la mesure où le spectateur est agi par un scénario qui s’impose à lui.
Dans l’objectivité, le spectateur tient à distance la scène représentée comme un objet qu’il parvient cette fois à instrumentaliser. Ce faisant, il investit la représentation, travaille les incertitudes qu’elle met en œuvre à partir de son propre imaginaire. Dans ce dispositif, le spectateur prend acte des insuffisances de l’image à rendre compte du réel. Il n ‘est plus agi mais actif.
Cette distinction nous permet de prendre acte d’une mutation qui s’élabore vivement sous nos yeux. En effet, l’ère des medias centralisés, d’une télévision, d’une presse ou d’informations conçues et diffusées par des rédactions aux prises avec les pouvoirs centraux, semble déjà une époque révolue. Caractéristique de cette ère des médias classiques, le dispositif du 20h serait intéressant à analyser dans son évolution, entre le temps où il fut la source omnipotente d’informations visuelles de la population et aujourd’hui. Des images souvent obscènes, mais parfois objectives étaient, de toutes façons rompues par le dispositif informationnel même. Utilisant massivement l’attrait du direct pour jouer de l’illusion obscène de participation aux évènements, des images, différentes et identiques au fil des jours, sacrifiaient au principe d’addiction et de consommation.

Nous proposons l’hypothèse selon laquelle cette période s’achèverait avec les événements du 11 septembre, et leur traitement télévisuel. Pour la dernière fois, la dimension visible de l’événement occupe la totalité de l’information, sature les regards au point de sidérer durablement l’esprit d’analyse de la communauté. Il faudra attendre quelques jours pour que les premières analyses dissonantes deviennent audibles, et surtout pour que les premières images d’amateurs, saisies réalisées à partir d’appareillages imprécis et de cadrages non contrôlés par les pouvoirs, commencent à être diffusés. Les observateurs comprendront plus tard que nous étions entrés dans une nouvelle ère du rapport des images à la communauté.
Sur ce point, l’attentat de la gare de Madrid, solde la toute puissance des pouvoirs centraux sur les images. On se souvient que, à la veille des élections présidentielles, le gouvernement Espagnol tenta de manipuler l’information à son profit en accusant précipitamment les responsables de l’ETA. Or, simultanément, via les téléphones portables, un nouveau type d’images était en train d’envahir Internet : des images prises sur le vif, via un matériel très précaire, selon des points de vue tout à fait singuliers (échappant au formatage des informations traditionnelles) donnaient à partager l’événement et à deviner la vérité sur ses commanditaires. De ne pas avoir compris le changement d’époque, le pouvoir Espagnol y a perdu les élections.
Quelques années plus tard, l’approche des nouvelles modalités de la diffusion des images et des contenus par Barak Obama, aura certainement contribué à sa victoire aux élections présidentielles.

3-Du modèle photographique au modèle écranique.


Que pouvons-nous dors et déjà comprendre de notre nouvelle relation aux images, depuis la déconstruction d’un dispositif aujourd’hui caduque, qui était tout entier mis au service d’une imagerie de propagande inavouée.
Il ne s’agit pas du tout de se réjouir de l’avènement d’une nouvelle ère libératrice des relations de la communauté aux images. En effet, pour autant que le pouvoir soit capable d’alimenter d’imageries obscènes le dispositif traditionnel de diffusion, celles-ci demeurent toujours efficaces. Il suffit pour s’en convaincre de prendre acte des métamorphoses médiatiques réussies de la nouvelle génération politique. Pour y parvenir, il aura tout de même fallu abandonner les vêtements du pouvoir pour endosser ceux de la star, et ce faisant, courir le risque d’être consommé, sacrifié, puis remplacé. Un risque conscient qui semble bien avoir été accepté et prévu.

Cependant, la télévision traditionnelle n’est plus la seule à fournir le flux des imageries. Étant de plus en plus supplantée par les chaînes satellites, par les différents modes d’informations communautaires mis en place sur Internet, par un usage très diversifié des téléphones portables et caméras vidéos dissimulées. Il en va de même de la presse « de point de vue » traditionnelle, mise à mal par les journaux gratuits, et par les sites d’informations « de niches » sur le net. Les images « illusionnistes » issues de la tradition photographique indicielle, même quand elles sont réinvesties par la perfection numérique, ne sont plus seules en scène.

Comment analyser ce changement ?

Le nouveau modèle du regard qui est en train de s’imposer n’est plus celui d’une photographie de plus en plus perfectionnée, mais bien plutôt celui d’un rapport à l’écran. Là où la photographie, sous le contrôle de ses modalités indicielles originaires, restait prise par un projet d’empreinte lumineuse capable de témoigner du réel, les dispositifs écraniques ne cessent, au contraire, de faire la démonstration de leur déconnection déculpabilisée du monde. Il ne s’agit plus de capter la réalité du cours du temps, mais d’en recomposer une lecture.

Nous sommes passés des illusions du réalisme, aux méandres de la composition narrative.
La télévision a sans doute initié ce goût pour l’image pauvre (photos de familles dans les séries de « recherches biographiques », les images d’amateurs diffusées aux informations…), mais le principe s’est surtout intensifié sur Internet, support « warholien » parfaitement adéquat pour satisfaire l’illusion que tout point de vue singulier est passionnant.

Si bien que, de toutes parts, fusent des mises en scènes et mises en pages, dont nous pouvons pointer quelques principes plastiques caractéristiques de l’image écranique :
-Recadrages, sur un mode démonstratif, de l’image initiale. Voir les excellentes mises en pages en abîme de « C dans l’air » qui ne sont pas sans faire penser aux propositions de J.C Averty, ou encore l’habillage de la 5 dans son ensemble. De même, sur Internet, le cadrage encastré des pubs en pop-up ou des micros-infos, accompagne systématiquement la navigation. Dans tous les cas il est ici manifeste qu’il ne s’agit plus de mimer le réel. Nous avons à faire avec des images qui affirment leur dimension fictionnelle, alors même qu’elles « transportent » des informations concernant le réel.
- Nouveau rapport de la lettre à l’image. Le plus souvent, l’une vient dynamiter l’autre afin qu’aucun contenu, ni lisible ni visuel, ne soit compréhensible ou stable. L’optique gagne sur le signifiant.
-Nouvelles modalités de saturations d’informations par remplissage de zones-maquettes, par surgissements imprévus de nouvelles fenêtres, par multiplication des menus de navigation …
-Imprécision des images « non professionnelles » qui font remonter les intimités singulières, les goûts individuels, les points de vue subjectifs, à la surface du flux collectif des imageries.

Avec l’affirmation du modèle de l’écran et l’abandon du modèle photographique, nous retournons, pour le meilleur et le pire, à l’aventure de l’image sans illusion, au profit d’un principe imaginaire. A ceci près que nous sommes passés de l’image sans illusion, à l’image désillusionnée d’elle-même. Les recadrages, les saisies réalistes deviennent possibles pour autant qu’ils acceptent de se tresser à la part « magique » incompréhensible, quasi irréelle, voire incontrôlable, de la technologie. Ils deviennent porteurs d’une épaisseur numérique invisible, d’un savoir scientifique autonome et insaisissable, qui alimentent les projections imaginaires.

Le retour de cette typologie ancienne de l’image, qui avait en d’autre temps été prise en charge par la peinture, pourrait être une bonne nouvelle. Elle pourrait annoncer une ère d’interprétations renouvelées des images, à la faveur d’une posture réflexive face au visible.
Cette hypothèse serait juste si nous n’avions pas à faire à une cosmétique du visible absolument anonyme et désincarnée, qui efface radicalement la position de l’auteur de l’image. Si bien que le spectateur se trouve bien devant des images incertaines, imparfaites, oniriques, irréalistes, polysémiques, qui l’invitent à l’appropriation interprétative et réflexive. Mais dans le même mouvement, il ne peut pas reconnaître le point de vue singulier d’un auteur-interlocuteur face à lui. La position du spectateur face à ces dispositifs visuels anonymes se complique : il perd son interlocuteur et se trouve soumis à un dispositif de projection imaginaire sans répondant, qui l’invite à se perdre seule dans ses propres méandres imaginaires, sans que jamais aucune mise à distance réflexive ne soit possible. Tout se passe comme si le spectateur, mis sous hypnose, était abandonné à lui-même sans consigne ni partenaire extérieur. Nous assistons à l’émergence d’un regard de l’errance solitaire, facteur toxique de « délien » entre les regards.

4-Vers un « regard de l’amitié »


Les acteurs de l’art contemporain interrogent depuis leur médium respectif la fascination ou la réflexivité des images. Le chantier qui demeure ouvert est celui de notre relation aux images-écraniques, à leur nouveauté, à la singularité hypnotique qu’elles induisent.

Sans imaginer clore un champ de réflexion qui s’ouvre devant nous plutôt qu’il ne s’achève, je souhaiterais toutefois proposer une hypothèse de travail, d’enquête, d’expérimentation.

Je pars d’un premier constat annoncé plus haut :
Avec l’avènement des images écraniques, nous assistons à la mise en place d’un dispositif inédit qui perd le spectateur dans le labyrinthe de ses projections individuelles, sans que jamais un interlocuteur ne lui permette de s’affronter à lui-même, de construire un mouvement d’interprétation réflexive, d’ouvrir son interrogation sur le dehors et l’altérité. Le piège du dispositif écranique du visible tient dans un détour infini et régressif au fil de nos propres propositions, dans une dérive confortable et sans fin. Sous les signes extérieurs de la promotion de la singularité, du point de vue autonome, ou du goût individuel, nous assistons à la mise en place d’un dispositif d’enfermement et de claustration de chacun en lui-même.

La conséquence de cette fausse autonomie du spectateur de l’écran consiste dans un « délien » radical des regards. Les regards, organisés dorénavant en mono-univers solitaires et flottants, ne se croisent plus, ne s’interpellent plus, ne se contredisent plus. Si bien que, comme un seul homme, nous pouvons tous marcher dans cette même direction induite par l’anonymat cosmétique du visible-écranique, tout en étant persuadés d’affirmer notre singularité autonome.
C’est alors la fonction du regard comme lien communautaire qui est gravement atteinte. En effet, via les images, de l’auteur au spectateur, sur le dos du modèle, un dialogue se construit, qui tisse la trame communautaire. Or, avec les images écraniques, à notre insu, l’illusion de notre autonomie vient alimenter notre solitude hypnotique et nous désolidarise de la communauté des regards. Les liens communautaires se détissent, au profit des reconnaissances « de niches ».

Dans un tel contexte, la question de l’image se pose sur fond de délien des regards, d’éclatement des solitudes et des isolements. La question de l’image rejoint alors la réflexion sur « l’Amitié », l’amitié des regards, au sens ou Giorgio Agamben la déploie .
Pour G. Agamben « l’amitié n’est pas la propriété ou la qualité d’un sujet ». Elle n’est jamais une façon d’objectiver et d’instrumentaliser autrui. Au contraire, «qu’est-ce en effet que l’amitié sinon une proximité telle qu’on ne peut s’en faire ni une représentation, ni un concept ? Reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas pouvoir le reconnaître comme « quelque chose » ».
Ainsi, contre tous les discours de la générosité morale bien pensante, «il n’y a aucune intersubjectivité –cette chimère des modernes, aucune relation entre les sujets. C’est plutôt l’être lui-même qui est divisé », le moi et l’ami « étant les deux pôles de ce partage ». L’amitié serait ainsi le mode de relation à l’autre capable de réinvestir l’expérience de la césure à soi-même, ce qui précisément est fragilisé par les images-écraniques. G. Agamben est même encore plus précis quand il confirme que « l’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi ». On comprend combien une telle désubjectivation creusée au cœur des intimités solitaires est exactement ce qui fait défaut sur le territoire des images cosmétiques qui s’auto légitiment et s’auto reproduisent. Car « l’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même ». L’ami est l’autre que je reconnais en moi-même quand il me regarde.

Ce « regard amical » qui appelle l’autre depuis le plus intime de soi-même semble de plus en plus nous faire défaut aujourd’hui. C’est en tout cas lui que j’espère, à chaque fois que je pousse une nouvelle porte d’atelier.


Stéphanie Katz, décembre 2008.