4-Vers un « regard de l’amitié »


Les acteurs de l’art contemporain interrogent depuis leur médium respectif la fascination ou la réflexivité des images. Le chantier qui demeure ouvert est celui de notre relation aux images-écraniques, à leur nouveauté, à la singularité hypnotique qu’elles induisent.

Sans imaginer clore un champ de réflexion qui s’ouvre devant nous plutôt qu’il ne s’achève, je souhaiterais toutefois proposer une hypothèse de travail, d’enquête, d’expérimentation.

Je pars d’un premier constat annoncé plus haut :
Avec l’avènement des images écraniques, nous assistons à la mise en place d’un dispositif inédit qui perd le spectateur dans le labyrinthe de ses projections individuelles, sans que jamais un interlocuteur ne lui permette de s’affronter à lui-même, de construire un mouvement d’interprétation réflexive, d’ouvrir son interrogation sur le dehors et l’altérité. Le piège du dispositif écranique du visible tient dans un détour infini et régressif au fil de nos propres propositions, dans une dérive confortable et sans fin. Sous les signes extérieurs de la promotion de la singularité, du point de vue autonome, ou du goût individuel, nous assistons à la mise en place d’un dispositif d’enfermement et de claustration de chacun en lui-même.

La conséquence de cette fausse autonomie du spectateur de l’écran consiste dans un « délien » radical des regards. Les regards, organisés dorénavant en mono-univers solitaires et flottants, ne se croisent plus, ne s’interpellent plus, ne se contredisent plus. Si bien que, comme un seul homme, nous pouvons tous marcher dans cette même direction induite par l’anonymat cosmétique du visible-écranique, tout en étant persuadés d’affirmer notre singularité autonome.
C’est alors la fonction du regard comme lien communautaire qui est gravement atteinte. En effet, via les images, de l’auteur au spectateur, sur le dos du modèle, un dialogue se construit, qui tisse la trame communautaire. Or, avec les images écraniques, à notre insu, l’illusion de notre autonomie vient alimenter notre solitude hypnotique et nous désolidarise de la communauté des regards. Les liens communautaires se détissent, au profit des reconnaissances « de niches ».

Dans un tel contexte, la question de l’image se pose sur fond de délien des regards, d’éclatement des solitudes et des isolements. La question de l’image rejoint alors la réflexion sur « l’Amitié », l’amitié des regards, au sens ou Giorgio Agamben la déploie .
Pour G. Agamben « l’amitié n’est pas la propriété ou la qualité d’un sujet ». Elle n’est jamais une façon d’objectiver et d’instrumentaliser autrui. Au contraire, «qu’est-ce en effet que l’amitié sinon une proximité telle qu’on ne peut s’en faire ni une représentation, ni un concept ? Reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas pouvoir le reconnaître comme « quelque chose » ».
Ainsi, contre tous les discours de la générosité morale bien pensante, «il n’y a aucune intersubjectivité –cette chimère des modernes, aucune relation entre les sujets. C’est plutôt l’être lui-même qui est divisé », le moi et l’ami « étant les deux pôles de ce partage ». L’amitié serait ainsi le mode de relation à l’autre capable de réinvestir l’expérience de la césure à soi-même, ce qui précisément est fragilisé par les images-écraniques. G. Agamben est même encore plus précis quand il confirme que « l’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi ». On comprend combien une telle désubjectivation creusée au cœur des intimités solitaires est exactement ce qui fait défaut sur le territoire des images cosmétiques qui s’auto légitiment et s’auto reproduisent. Car « l’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même ». L’ami est l’autre que je reconnais en moi-même quand il me regarde.

Ce « regard amical » qui appelle l’autre depuis le plus intime de soi-même semble de plus en plus nous faire défaut aujourd’hui. C’est en tout cas lui que j’espère, à chaque fois que je pousse une nouvelle porte d’atelier.


Stéphanie Katz, décembre 2008.