3-Du modèle photographique au modèle écranique.


Que pouvons-nous dors et déjà comprendre de notre nouvelle relation aux images, depuis la déconstruction d’un dispositif aujourd’hui caduque, qui était tout entier mis au service d’une imagerie de propagande inavouée.
Il ne s’agit pas du tout de se réjouir de l’avènement d’une nouvelle ère libératrice des relations de la communauté aux images. En effet, pour autant que le pouvoir soit capable d’alimenter d’imageries obscènes le dispositif traditionnel de diffusion, celles-ci demeurent toujours efficaces. Il suffit pour s’en convaincre de prendre acte des métamorphoses médiatiques réussies de la nouvelle génération politique. Pour y parvenir, il aura tout de même fallu abandonner les vêtements du pouvoir pour endosser ceux de la star, et ce faisant, courir le risque d’être consommé, sacrifié, puis remplacé. Un risque conscient qui semble bien avoir été accepté et prévu.

Cependant, la télévision traditionnelle n’est plus la seule à fournir le flux des imageries. Étant de plus en plus supplantée par les chaînes satellites, par les différents modes d’informations communautaires mis en place sur Internet, par un usage très diversifié des téléphones portables et caméras vidéos dissimulées. Il en va de même de la presse « de point de vue » traditionnelle, mise à mal par les journaux gratuits, et par les sites d’informations « de niches » sur le net. Les images « illusionnistes » issues de la tradition photographique indicielle, même quand elles sont réinvesties par la perfection numérique, ne sont plus seules en scène.

Comment analyser ce changement ?

Le nouveau modèle du regard qui est en train de s’imposer n’est plus celui d’une photographie de plus en plus perfectionnée, mais bien plutôt celui d’un rapport à l’écran. Là où la photographie, sous le contrôle de ses modalités indicielles originaires, restait prise par un projet d’empreinte lumineuse capable de témoigner du réel, les dispositifs écraniques ne cessent, au contraire, de faire la démonstration de leur déconnection déculpabilisée du monde. Il ne s’agit plus de capter la réalité du cours du temps, mais d’en recomposer une lecture.

Nous sommes passés des illusions du réalisme, aux méandres de la composition narrative.
La télévision a sans doute initié ce goût pour l’image pauvre (photos de familles dans les séries de « recherches biographiques », les images d’amateurs diffusées aux informations…), mais le principe s’est surtout intensifié sur Internet, support « warholien » parfaitement adéquat pour satisfaire l’illusion que tout point de vue singulier est passionnant.

Si bien que, de toutes parts, fusent des mises en scènes et mises en pages, dont nous pouvons pointer quelques principes plastiques caractéristiques de l’image écranique :
-Recadrages, sur un mode démonstratif, de l’image initiale. Voir les excellentes mises en pages en abîme de « C dans l’air » qui ne sont pas sans faire penser aux propositions de J.C Averty, ou encore l’habillage de la 5 dans son ensemble. De même, sur Internet, le cadrage encastré des pubs en pop-up ou des micros-infos, accompagne systématiquement la navigation. Dans tous les cas il est ici manifeste qu’il ne s’agit plus de mimer le réel. Nous avons à faire avec des images qui affirment leur dimension fictionnelle, alors même qu’elles « transportent » des informations concernant le réel.
- Nouveau rapport de la lettre à l’image. Le plus souvent, l’une vient dynamiter l’autre afin qu’aucun contenu, ni lisible ni visuel, ne soit compréhensible ou stable. L’optique gagne sur le signifiant.
-Nouvelles modalités de saturations d’informations par remplissage de zones-maquettes, par surgissements imprévus de nouvelles fenêtres, par multiplication des menus de navigation …
-Imprécision des images « non professionnelles » qui font remonter les intimités singulières, les goûts individuels, les points de vue subjectifs, à la surface du flux collectif des imageries.

Avec l’affirmation du modèle de l’écran et l’abandon du modèle photographique, nous retournons, pour le meilleur et le pire, à l’aventure de l’image sans illusion, au profit d’un principe imaginaire. A ceci près que nous sommes passés de l’image sans illusion, à l’image désillusionnée d’elle-même. Les recadrages, les saisies réalistes deviennent possibles pour autant qu’ils acceptent de se tresser à la part « magique » incompréhensible, quasi irréelle, voire incontrôlable, de la technologie. Ils deviennent porteurs d’une épaisseur numérique invisible, d’un savoir scientifique autonome et insaisissable, qui alimentent les projections imaginaires.

Le retour de cette typologie ancienne de l’image, qui avait en d’autre temps été prise en charge par la peinture, pourrait être une bonne nouvelle. Elle pourrait annoncer une ère d’interprétations renouvelées des images, à la faveur d’une posture réflexive face au visible.
Cette hypothèse serait juste si nous n’avions pas à faire à une cosmétique du visible absolument anonyme et désincarnée, qui efface radicalement la position de l’auteur de l’image. Si bien que le spectateur se trouve bien devant des images incertaines, imparfaites, oniriques, irréalistes, polysémiques, qui l’invitent à l’appropriation interprétative et réflexive. Mais dans le même mouvement, il ne peut pas reconnaître le point de vue singulier d’un auteur-interlocuteur face à lui. La position du spectateur face à ces dispositifs visuels anonymes se complique : il perd son interlocuteur et se trouve soumis à un dispositif de projection imaginaire sans répondant, qui l’invite à se perdre seule dans ses propres méandres imaginaires, sans que jamais aucune mise à distance réflexive ne soit possible. Tout se passe comme si le spectateur, mis sous hypnose, était abandonné à lui-même sans consigne ni partenaire extérieur. Nous assistons à l’émergence d’un regard de l’errance solitaire, facteur toxique de « délien » entre les regards.